Face au durcissement des restrictions sanitaires, les «remote workers» ont pris d’assaut les îles espagnoles, qui comptent devenir le «bureau avec le meilleur climat du monde».
Un billet d’avion sans retour. C’est le choix qu’a fait Caroline lors de l’annonce du deuxième confinement en France, le 29 octobre dernier, mis en place pour faire face à la nouvelle vague épidémique causée par le Covid-19. Pour la trentenaire, pas question de faire la même «erreur» qu’au printemps 2020, «enfermée» dans son studio parisien. Cette fois-ci, elle s’envole pour les Canaries, cet archipel espagnol pris d’assaut par les «remote workers», ces télétravailleurs de plus en plus nombreux depuis le début de la crise sanitaire. «J’ai toujours rêvé de pouvoir travailler à distance, dans n’importe quel pays. Etonnamment, cette pandémie a été une opportunité pour moi», reconnaît cette juriste dans un grand groupe bancaire français, passionnée de voyages. Publicite C’est avec un sac à dos et un ordinateur portable pour seuls bagages que Caroline a débarqué le 13 novembre à Las Palmas, la capitale de Grande Canarie, l’une des sept îles de l’archipel. «Je suis partie sur un coup de tête. J’ai acheté mon billet d’avion en me rendant à l’aéroport d’Orly, sans être sûre à 100 % que les douaniers allaient me laisser partir», se souvient-elle. Alors qu’elle prévoyait de ne rester quelques semaines, la jeune femme n’envisage plus de rentrer à Paris. Et elle est loin d’être un cas isolé.
« On vit presque normalement »
Dans les rues animées de Las Palmas, rares sont ceux qui parlent l’espagnol. Ces derniers mois, les remote workers du monde entier ont pris d’assaut la ville de quelque 380 000 habitants, à la recherche d’une échappatoire face aux restrictions sanitaires. «Depuis juillet, on observe 10 % de télétravailleurs en plus chaque mois sur l’ensemble de l’archipel, notamment à Grande Canarie et Tenerife», estime Nacho Rodriguez, fondateur de «Repeople», une plateforme destinée à développer l’écosystème des remote workers aux Canaries.
Sur cette île surnommée le «continent miniature» pour la diversité de ses paysages, «on vit presque normalement», assure Christina, une Franco-Libanaise de 23 ans, qui effectue son stage de fin d’études en tant qu’analyste de données, à distance. Avec près de 18 000 cas de Covid-19 et seulement 215 décès depuis le début de la pandémie, l’île est actuellement classée en état d’alerte 2 – pour chaque île, le gouvernement canarien utilise quatre niveaux d’alerte selon le nombre de cas de Covid-19. Les seules restrictions imposées à la population et aux visiteurs ? Le port du masque dans l’espace public, le respect de la distanciation sociale (1,5 mètre) et le couvre-feu mis en place entre 22 heures et 6 heures du matin. Après avoir réalisé un test PCR négatif, réalisé 72 heures avant leur départ – condition sine qua non pour entrer dans l’archipel –, les remote workers peuvent ainsi profiter des restaurants, bars et même salles de sport qui viennent de rouvrir leurs portes. D’autant qu’avec le décalage horaire (-1 heure par rapport à la France), la plupart des télétravailleurs européens terminent leur journée de travail une heure plus tôt. De quoi s’adonner à de nombreuses activités – cours de surf, yoga, randonnées, échanges linguistiques… – organisées via la plateforme Live It Up ou le groupe Facebook où échangent plus de 8 200 d’entre eux.
Au-delà de cette relative liberté retrouvée, d’autres avantages attirent ces télétravailleurs. Les villes de Las Palmas et Santa Cruz, sur l’île de Tenerife, font désormais partie des dix meilleures destinations recensées par Nomad List, site destiné aux travailleurs à distance, respectivement à la 8e et 5e place, derrière Lisbonne, Bali ou encore Playa del Carmen, station balnéaire mexicaine. Parmi les critères de notation, le site met en avant les conditions météorologiques favorables (environ 17 degrés en mars), la bonne connexion internet, la sécurité, le coût de la vie peu élevé, ou encore l’accès aux services de santé.
Aurore, 31 ans, a elle aussi fui le confinement d’octobre pour rejoindre Tenerife, la plus grande île de l’archipel, afin de poursuivre son activité de coach de vie… cette fois-ci à distance. Convaincue par les bénéfices de son nouveau mode de vie, elle a quitté son appartement à Aix-en-Provence et organise désormais des sessions de formation destinées aux «digital nomads» (ou «nomades numériques»), ces travailleurs qui se déplacent dans différents endroits de la planète, n’ayant besoin que d’une connexion internet pour exercer leur activité. Deux autres digital nomads, tous deux originaires de l’Hexagone, vivent dans l’appartement dont Aurore loue une chambre pour 300 euros par mois. Selon elle, «de plus en plus de Français rejoignent Tenerife ces derniers mois».
«Ma santé mentale s’est clairement améliorée»
Les professionnels du tourisme comptent bien surfer sur cette nouvelle vague. Si les hôteliers ont d’ores et déjà tiré un trait sur la saison printanière, le gouvernement canarien a lancé, le 22 février, un plan d’action visant à attirer les travailleurs à distance dans ce qu’il considère être le «bureau avec le meilleur climat du monde». L’objectif : attirer quelque 30 000 remote workers en cinq ans, en investissant un demi-million d’euros. «Cela enrichira le secteur touristique canarien, permettra de rajeunir la destination, en plus d’attirer des professionnels hautement qualifiés», a précisé Yaiza Castilla Herrera, la ministre du Tourisme, de l’Industrie et du Commerce, lors d’un point presse. Selon le communiqué du gouvernement, ces mesures s’adresseront notamment aux télétravailleurs du Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Espagne, de France, d’Irlande, du Danemark, de Finlande, de Suède, d’Islande, de Suisse, de Belgique et des Pays-Bas.
Deborah Bartolucci, une Italienne propriétaire de l’espace de coliving «Casa Canaria» depuis janvier 2020, a décidé de changer son fusil d’épaule pour attirer davantage de remote workers : «Au départ, nous comptions accueillir des étudiants lors de leur échange universitaire. Mais face à une demande de plus en plus importante de télétravailleurs, originaires de toute l’Europe, nous avons dû nous adapter», explique-t-elle. Les cinq chambres que compte l’appartement, situé à quelques centaines de mètres de Las Canteras, considérée comme l’une des meilleures plages urbaines d’Espagne, disposent désormais d’un bureau et d’une très bonne connexion internet. A Casa Canaria, où il est arrivé le 23 janvier, Gianmario, 25 ans, assure être «beaucoup plus productif» à Las Palmas qu’à Londres, où il travaille en tant qu’ingénieur en génie civil pour une grande entreprise internationale. «Ma santé mentale s’est clairement améliorée», reconnaît-il.
Sur la petite île rocailleuse de La Palma, à l’ouest de l’archipel, Sonia, une Franco-Algérienne de 34 ans a ouvert les portes, début février, d’un espace de coworking et de coliving (espace de travail et de vie partagé). Elle a déjà accueilli une quinzaine de «remote workers» – Polonais, Suédois, Néerlandais, Indiens ou encore Français – et assure que son établissement affiche complet jusqu’à la première semaine d’avril. «Les petites îles comme La Palma, La Gomera ou El Hierro commencent elles aussi à profiter de ce nouveau business», explique Nacho Rodriguez. Au total, 70 espaces de coliving et de coworking existent actuellement sur l’archipel.
Compenser la perte de touristes
De quoi compenser la paralysie du secteur touristique, poumon économique de l’archipel ? Chris, professeur de parapente pour «The Flying Islands» installé à Grande Canarie depuis quinze ans, assure que l’afflux de remote workers a réussi à compenser la perte du nombre de touristes traditionnels – moins de 5 millions en 2020 contre 15,1 millions l’année précédente. «90 % de mes clients sont désormais des télétravailleurs», estime-t-il. «Pour l’instant, il est encore difficile de dire si ce nouveau modèle pourra compenser la perte de touristes, dont l’impact économique est énorme, relativise Nacho Rodriguez. Mais le fait que ces télétravailleurs restent plus longtemps sur les îles, que leur pouvoir d’achat soit plus élevé et qu’ils soient, pour la plupart, des personnes hautement qualifiées constituent quoi qu’il arrive une alternative très intéressante.» D’autant que les pays d’origine de ces remote workers sont de plus en plus variés : «Avant la pandémie, les Canaries étaient une destination populaire pour les citoyens nord-européens, comme les Allemands, les Anglais ou les Norvégiens. On voit désormais des télétravailleurs originaires du monde entier : Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande… Il y a aussi beaucoup de Français !» ajoute l’entrepreneur.
Alors que cette tendance avait déjà connu une nette progression au cours des cinq dernières années, la crise sanitaire a augmenté le taux de croissance des remote workers de 30 à 65 % sur l’ensemble des îles. «Les professionnels internationaux hautement qualifiés laisseront leurs connaissances et leur expérience dans l’archipel, contribuant au développement de l’écosystème entrepreneurial et à la transition vers une économie du savoir», précise un communiqué conjoint de Repeople et du gouvernement canarien. Pour Nacho Rodriguez, il n’y aura pas de retour en arrière possible : cette nouvelle réalité ne peut que continuer à se populariser, y compris après la fin de la pandémie.
La version originale de cette articla a été publiée sur Liberation.fr
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