« On télétravaille ensemble demain ? » Aussi étonnant que cela puisse paraître, la question du travail ne se pose plus entre collègues, mais entre amis. Si la plupart des bureaux ont rouvert leurs portes, beaucoup sont très peu fréquentés et leur accès très contrôlé. Témoignages.
« Viens, on part dans une grande maison à la campagne et on télétravaille ensemble ! » A l'annonce du reconfinement, Roxane, 25 ans, cheffe de projet dans le secteur des transports, a sauté sur la proposition de l'une de ses amies. Avec elles, quatre autres embarquent aussi. Avant de partir, elles s'assurent qu'il y a bien une « salle de travail », du wifi et des lits pour tout le monde. L'endroit est idéal : il servait pour des séminaires d'entreprise, dans le monde d'avant. En moins de deux, la bande de copines était partie en Eure-et-Loir (28), sacs à dos à l'épaule et ordinateurs portables sous le bras. L'opération télétravail à la campagne a duré cinq semaines, presque autant que le deuxième confinement.
De retour en Ile-de-France, Roxane continue le télétravail entre amies - ponctuellement. Même si les locaux de son entreprise ont rouvert et qu'elle peut s'y rendre une fois par semaine, aucun de ses collègues n'y va. « Si c'est pour se retrouver dans un open space immense et vide, à quoi ça sert ? », s'interroge-t-elle. « Au moins, entre amis, on peut parler, échanger, partager. En ces temps bouleversés, c'est un bon moyen de conserver un semblant de vie sociale.» Parce qu'il s'agit surtout de cela : éviter le tête-à-tête avec son écran.
Les « tout seuls » cherchent à devenir des « trop entourés »
« Le télétravail généralisé a exacerbé deux tendances : d'un côté la porosité entre vie pro et vie privée, et de l'autre, l'isolement social », a constaté Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management et ressources humaines à l'EDC Paris Business School depuis le premier confinement. Schématiquement, il y a les « trop entourés », ceux qui galèrent - entre enfants, conjoints, et parfois parents - à trouver des espaces à eux, et à l'autre extrémité du spectre : les « tout seuls ». Ces derniers, pour pallier le risque d'isolement, « ont récréé les contraintes des autres », s'étonne à chaud la spécialiste du télétravail.
« Bizarrement, je me suis rendu compte que j'aimais bien être dérangé », note Antoine, 27 ans, marketer dans une multinationale américaine. Pendant le deuxième confinement, il a vécu avec quatre copains dans la maison de l'un d'entre eux à Arcachon (33). « C'est parmi les deux meilleurs mois de travail de ma vie. Pourtant je n'ai pas eu l'impression d'en faire plus. C'était très stimulant. » Sur cette productivité accrue Marine, 27 ans, chargée de mission dans une mutuelle, plussoie : « Quand je suis seule chez moi, si je reste en pyjama ou si je glande sur Facebook, personne ne me voit, avoue-t-elle. Si je suis avec gens, ça me motive. »
Une mutualisation salvatrice
Même lorsque les missions sont individuelles, la dynamique collective est porteuse. « Se réunir entre amis permet de réintroduire de la chair, et de ne pas se faire imposer des collègues que l'entreprise a choisis pour vous », analyse Aurélie Jeantet, maîtresse de conférences en sociologie à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste des émotions au travail. « Travailler sous le regard des autres confronte à une forme de réel. » En clair, s'entourer d'amis est un bon moyen de réincarner l'environnement de travail.
C'est aussi un moyen pratique de mutualiser les besoins. « Pour les courses, le ménage et les repas, on tournait. C'était très fluide », se rappelle Antoine qui nomme ouvertement cette période comme « la coloc ». Ce partage des tâches permet effectivement d'être plus efficace puisque la charge mentale de tout ce qui ne concerne pas le travail est répartie entre tous. Question budget aussi, les frais sont forcément divisés. Pour la sociologue Aurélie Jeantet, le télétravail entre amis peut être une pratique aussi bien « soutenante » que « cadrante ».
De la perméabilité des cultures d'entreprises
A condition d'établir des règles de bon fonctionnement. Bob*, 28 ans, ingénieur dans les énergies renouvelables, s'est confiné en mars dernier avec sept autres amis, dont ses soeurs, dans sa maison familiale girondine. « Pendant les heures de boulot, le salon était devenu une sorte d'open space où le tout le monde savait qu'il ne fallait pas faire de trop de bruit, explique-t-il. Pour les réunions, il y avait les chambres à l'étage où chacun pouvait s'isoler. Ca marchait hyper bien. » La délimitation des espaces de travail a été un vrai sujet, d'autant que sur les huit, deux étaient désoccupés.
La gestion des temps est tout aussi cruciale. Tous les télé-amis-travailleurs interrogés ont constaté que leurs rythmes s'accordaient progressivement. « C'est intéressant de voir comment les cultures d'entreprise se mélangent », remarque Angela*, 24 ans, consultante dans un grand cabinet de conseil anglo-américain. A la recherche d'un appartement, elle change presque tous les jours de décor - d'autant que ses bureaux sont fermés. « Je me suis rendu compte que je m'adaptais aux gens qui m'entourent. Là j'étais cinq jours chez des amis à Montargis (45), ils bossaient jusqu'à 21 heures, sans m'en apercevoir j'ai fait plus d'heures. »
Amplitudes horaires étendues, rythmes décalés, aucune frontière entre lieu de travail et lieu de vie, potentielles prises de bec entre amis… Pour la sociologue Aurélie Jeantet, les effets négatifs de cette pratique pèsent moins que sa portée positive. « Cet entremêlement vie professionnelle/vie privée, pour ceux qui l'ont choisi, rend l'articulation de ces deux temps plus harmonieuse. » Résultat : les télétravailleurs sont plus productifs, plus épanouis et il y a moins de souffrance au travail. « Quand on coupe, on coupe vraiment », témoigne Bob, fervent partisan de l'apéro comme récompense.
Un aller simple pour la Crète
D'autres ont même poussé l'expérience au-delà de nos frontières… et avec de vrais collègues. Le 30 octobre dernier, Margaux, 25 ans, consultante dans un grand cabinet, a pris un aller simple pour la Crète. Avec son copain, lui aussi consultant, elle n'a pas hésité une seconde. Mais ils ont dû retarder leur départ d'un jour car tous les vols du lendemain depuis Paris étaient pleins. Une fois arrivées, deux collègues ravies de s'échapper les ont rejoints. A quatre, ils ont loué une maison sur Airbnb en bord de mer. Et une voiture. Cette « coloc improbable », selon les mots de Margaux, a très bien fonctionné. « Deux c'était triste, quatre c'était parfait. En plus, on apprenait à se connaître le soir, tout en découvrant le pays le week-end, relate-t-elle après deux semaines de vie commune. Mes collègues sont devenues des amies. »
Quand on l'interroge sur les éventuelles gênes occasionnées d'une telle organisation du travail, Margaux n'en voit pas. Si ce n'est les quelques remarques désobligeantes qu'on lui a fait. « Certains nous ont jugés inciviques, concède-t-elle. Mais d'autres nous encourageaient. Il y en a même qui nous ont imités. » S'il y a un troisième confinement, Margaux repartira c'est sûr, mais cette fois peut-être pas à l'étranger.
*Les prénoms ont été modifiés.
La version originale de cet article a été publiée sur Les Echos Start
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